Il surplombait une vaste vallée. Ses maisons grises étaient faites de grosses pierres arrachées au massif et superposées les unes sur les
autres. Les toits d'ardoise bleue étaient légèrement relevés aux extrémités afin de retenir la neige, en hiver. La seule rue qui le traversait, était caillouteuse et creusée
d'ornières.
La montagne le protégeait et le cachait. Les sommets avoisinants, semblaient par temps de brume, s'élever tellement haut qu'ils pénétraient le ciel. Nul, dans ce petit hameau ne savait la civilisation, ni le reste du monde.
Son unique raison d'exister fut de produire chaque décennie un enfant d'une beauté parfaite afin de l'offrir aux dieux de la montagne.
Lydia était jolie, gracile et douce. Le jour de ses quinze ans, sa mère lui fit prendre un bain dans le torrent glacé puis coiffa ses beaux
cheveux noirs et lui enfila une longue robe blanche qui lui donnait l'apparence d'un ange. Elle amena sa fille, comme le voulait la tradition, jusqu'au centre du village, où devait avoir lieu la
cérémonie. Tous les habitants y étaient rassemblés.
La jeune fille, tremblante, s'étendit sur la grande table de pierre. L'homme s'approcha d'elle, releva le mince tissu qui la couvrait. Sans brutalité, mais avec force, il la pénétra, déchira sa
virginité et fit couler en elle la semence qui lui donnerait le fils dont le village avait besoin.
Paul vint au monde un matin de juin, dans la petite maison, au bout du hameau, juste au détour du chemin qui montait vers la cime. Lydia prit
contre sa poitrine ce fils qui ne lui appartenait déjà plus, et pleura doucement. A ce moment précis, elle aurait voulu s'enfuir avec son petit, le soustraire à son destin. Mais les immenses
sommets qui entouraient le hameau étaient infranchissables. Et puis, le monde ne s'arrêtait-il pas au delà ?
Elle allait devoir l'élever, avec comme seul objectif, le jour ultime. Jour, où elle l'abandonnerait à son destin, là-haut, au sommet du mont « rouge ».
Paul grandit à l'écart des autres enfants du hameau. Ce n'était pas un petit garçon comme les autres. Physiquement, il leur ressemblait, bien
sûr. Il était grand pour son âge, ses cheveux très noirs et bouclés entouraient son visage fin et pur. Il était d'une beauté indéfinissable.
Il était calme, ne jouait jamais. Il passait des heures entières, allongé dans l'herbe devant la maison, à regarder la montagne, à la respirer, à s'en imprégner. Il fixait un point sur le sommet,
au-dessus du village. Il sut très jeune, bien avant que sa mère ne commençât à l'instruire, que la cime du mont « rouge » représentait pour lui un passage obligé.
Dès qu'il fut en âge de comprendre, sa mère lui révéla sa raison de vivre.
Elle lui dit la montagne, elle lui dit les hommes, les animaux et les fleurs. Elle lui dit pourquoi la vie les animait.
Elle lui expliqua comment, par le sacrifice de ses enfants, la montagne pouvait grandir, respirer, monter sans cesse plus haut vers la voûte céleste. Elle lui expliqua comment, un jour, le mont « rouge » percerait le ciel et arriverait jusqu'aux dieux, portant sur ses flancs, les hommes qui au fil du temps, leur avaient offert les plus beaux de leurs enfants.
Lorsqu'il entra dans son ultime année, sa mère lui dit enfin, malgré sa détresse soudaine, la procession, le rituel, mais ne trouva pas les
mots pour lui décrire l'instant dernier.
Mais, Paul savait.
Il savait ce qui nourrissait la montagne. Il savait ce qu'elle attendait et ce qu'il allait lui donner.
Le jour de ses dix ans, il était encore plus serein que d'habitude. Il se leva bien avant sa mère, sortit de la maison et s'éloigna un peu du hameau. Il s'approcha du bord du ravin, s'agenouilla et pria. Il demanda la force, le courage de ne pas faillir. Ses yeux étaient grands ouverts sur la vallée en contrebas et sur les cimes qui l'encerclaient. Paul respira le silence, l'odeur des fleurs, l'atmosphère de ses chères montagnes. Il resta longtemps immobile.
Puis, il rentra. Sa mère l'attendait sur le pas de la porte. Elle le prit dans ses bras, le serra contre son sein. Elle embrassa doucement ses
lèvres, puis le repoussa tendrement.
Elle le baigna, l'habilla de blanc, comme jadis, sa mère l'avait fait pour elle.
Paul monta sur la charrette recouverte d'edelweiss, qui l'attendait. Il s'assit, les jambes repliées et pria à nouveau. Il ne dit plus rien, n'eut plus un regard pour quiconque, jusqu'à ce que la
procession des villageois atteigne, quelques heures plus tard, la cime du mont « rouge ».
Au fur et à mesure qu'ils s'en approchaient, le sol changeait de couleur. Il passa du gris beige au pourpre, pour atteindre le rouge carmin au sommet.
Un autel était dressé à cinquante centimètres du sol. Paul descendit lentement de la carriole. Il leva la tête et regarda le ciel tout proche, prit une profonde inspiration, puis sans un mot, il alla s'allonger sur la pierre chauffée par le soleil.
Les villageois l'entourèrent. On l'attacha. Il se laissa faire.
L'homme qui jadis avait fécondé Lydia, s'approcha, écarta la tunique blanche de Paul, découvrant sa jeune poitrine. Il psalmodia des vocables incompréhensibles pendant des minutes interminables.
Paul se laissa porter par la musique des mots.
Puis l'homme sortit un long couteau effilé de son fourreau, le prit dans ses deux mains et le dressa au-dessus de Paul. L'enfant leva les yeux. A ce moment-là, il commença à réaliser. Un courant
glacé le parcourut. Il se mit à trembler. La peur le submergea d'un coup.
Rempli de terreur, il fixait la lame qui lentement mais inexorablement descendait vers sa poitrine. Il était littéralement hypnotisé et ne pouvait en détacher ses yeux. Lorsqu'elle atteignit sa
peau tendre, Paul reteint un cri. Puis elle s'enfonça plus profondément. L'enfant sentit le métal pénétrer sa chair. Il aspira de l'air, ses yeux s'agrandirent d'effroi, mais aucun son ne sortit
de ses lèvres. Il regarda le ciel, y cherchant la force.
Sa vie s'échappa dans un dernier souffle, à l'instant où la longue lame dégoulinante quittait son corps, aussi lentement qu'elle y avait pénétré.
Le sang de l'enfant se mit à couler par la profonde entaille. Il coula par saccades, rempli de la vie et de l'esprit du jeune garçon. Il se répandit sur le sol, le rougissant un peu plus, puis
s'insinua dans la terre.
Paul fut le dernier enfant sacrifié.
Là-haut, la cime du mont « rouge » a atteint le ciel.
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